VI
 
L’arrestation des tueurs
d’Action directe

L’automne 1980 m’avait donc conduit à retrouver ma maison mère, la préfecture de police. J’étais responsable de la logistique des forces de police dans Paris et les trois départements de la couronne.

Le président de l’Assemblée nationale, Louis Mermaz, souhaita faire procéder à la vérification systématique de la sécurité du palais Bourbon tant à l’extérieur du bâtiment, à la charge de la préfecture de police, qu’à l’intérieur, dont la responsabilité incombait à la gendarmerie. En liaison étroite avec les questeurs, les secrétaires généraux et mes collaborateurs spécialisés dans différents domaines comme la résistance des matériaux et la balistique, l’audit fut donc réalisé en collaboration avec les gendarmes. Notre rapport n’entraîna guère de bouleversements majeurs, si ce n’est un renforcement des liaisons avec les services de police voisins et la création d’une salle d’état-major destinée à réunir régulièrement les forces sécuritaires mobilisées. Mais la manière rapide et efficace dont nous avions répondu à la question posée fit tache d’huile : de hautes personnalités me demandèrent de vérifier, à leur tour, la sécurité de leur domicile personnel. Je le fis volontiers, avec l’accord du préfet de police, et je crois pouvoir dire que le travail de mes collaborateurs, dont j’assumais la totale responsabilité, fut apprécié. Je dois à cet égard remercier le préfet André Sudre, ami de ma famille et proche de François Mitterrand qui m’avait garanti auprès des autorités qui sollicitaient mon concours.

J’étais donc devenu un spécialiste de la sécurité, et cette réputation flatteuse allait me conduire pour un temps à l’enseignement. Le professeur Pierre Dabezies, ancien colonel parachutiste, ancien directeur du département de sciences politiques de l’université Paris-I, devenu ambassadeur de France au Gabon, avait créé à Libreville un diplôme d’études approfondies dans le cadre de l’Institut africain d’études stratégiques. Sur la demande de l’ambassadeur, j’entrai provisoirement dans le corps enseignant avec le titre de professeur associé. Pendant plusieurs années, j’assurai un enseignement sur le thème suivant : « Les risques spécifiques et de toutes natures qui menacent sur tous les plans les États émergents ». Je dois dire que mon surprenant rôle de professeur m’a procuré de grandes satisfactions : mes étudiants avaient déjà atteint un niveau universitaire élevé et mes cours les intéressaient vivement.

Pendant ce temps, la « course en avant » d’Action directe, mouvement de guérilla anarcho-communiste, connaissait un nouvel épisode sanglant. Le 31 mai 1983, lors d’une fusillade, avenue Trudaine à Paris, entre un commando et la police, deux policiers furent tués et un autre grièvement blessé. Ces meurtres suscitèrent un émoi considérable dans les rangs des forces de l’ordre, démontrant à quel point l’émotion peut toucher les cœurs et les âmes les plus résolus, les effectifs les plus entraînés. Il y eut même des manifestations de rues, qui prirent rapidement une tournure politique.

Une cérémonie solennelle en hommage aux fonctionnaires tombés dans l’exercice de leur métier devait avoir lieu dans la cour de la préfecture de police. Grâce à la confiance que des organisations syndicales m’accordaient, j’avais perçu que des débordements difficilement maîtrisables pourraient se dérouler à cette occasion et j’en avais rendu compte au préfet de police, Jean Perrier. Il me paraissait souhaitable que cette affaire puisse être contenue dans les limites extrêmes de ce qui était acceptable.

La veille, je reçus un coup de fil de Joseph Franceschi, secrétaire d’État à la sécurité publique. Je le connaissais depuis de longues années, depuis l’époque où les étudiants corses, habitant le pavillon des provinces de France à la cité universitaire de Paris, le recevaient pour parler du pays et boire le verre de l’amitié. Il était alors maire adjoint d’Alfortville. Ce jour-là, Franceschi était inquiet.

— Que penses-tu des obsèques demain ? Comment penses-tu que cela va se passer ?

— Le climat est très tendu, tout peut arriver, lui répondis-je. En ce qui me concerne, dans la partie dont j’ai la responsabilité, j’ai pris des dispositions afin d’assurer la sonorisation de la cérémonie organisée dans la cour d’honneur et de faire en sorte que le discours que tu prononceras puisse être diffusé dans toutes les hypothèses. Un écho m’est revenu selon lequel de minisabotages pourraient être organisés de manière à ce que tu ne puisses pas t’exprimer et transmettre le message du gouvernement de la République.

Ce que l’on redoutait arriva. À peine les cercueils s’engageaient-ils sous la voûte Notre-Dame pour quitter la cour d’honneur que s’élevèrent parmi les policiers de l’assistance des cris revendicatifs :

— À l’Élysée ! À Matignon ! À la Justice !

De plus, des fonctionnaires disposant de postes fixes, mobiles ou portables calés sur les fréquences de la sécurité publique actionnèrent leur manette d’émission, de façon à créer une onde porteuse qui masquait tout trafic et interdisait toute transmission.

L’affaire prit rapidement l’allure d’un véritable « scandale », du fait de l’impossibilité dans laquelle se trouvait la préfecture de police de commander ses hommes. Le ministre de l’Intérieur décida immédiatement la création d’une mission d’inspection générale formée, notamment, de l’inspecteur général de l’administration Michel David et de Jean-François Rocchi, inspecteur de l’administration.

La mission d’inspection générale passa de longs moments à entendre chaque responsable et se fit rendre compte par le menu des mesures prises. Le gouvernement trancha : dans l’après-midi même, le préfet de police, le directeur général de la Police nationale, le directeur de la sécurité publique de la préfecture de police étaient relevés de leurs fonctions. Des procédures disciplinaires furent engagées et se terminèrent en conseil de discipline, où je dus siéger, en ma qualité de directeur.

 

Les années passaient… Les élections de 1986 conduisirent à l’Assemblée nationale une majorité de droite. Une nouvelle cohabitation était inévitable, et le Président Mitterrand demanda à Jacques Chirac de former un gouvernement. Robert Pandraud, probablement l’un des meilleurs spécialistes des questions de sécurité, occupait depuis trois ans le fauteuil de directeur de cabinet du maire de Paris. Il fut nommé ministre délégué à la Sécurité auprès de Charles Pasqua, nouveau ministre de l’Intérieur.

Je fis porter à l’un et à l’autre un message de félicitations. En fait, je n’avais jamais rencontré Charles Pasqua ; mais il était corse, ce qui était important. Je me sentais proche de lui par une fraternité régionale, une langue commune… C’est vrai, ma « corsitude » m’a aidé, mais pas dans le sens que l’on imagine généralement. Dans ma famille, le souvenir des temps difficiles était encore très présent dans mon enfance. Nous savions que rien n’était offert et qu’il fallait se battre pour vivre à l’abri du besoin. Oui, cette peur de la pauvreté endémique qui écrasait notre île nous poussait au travail acharné : nous voulions réussir pour changer un destin annoncé. Et si cette corsitude qui fascine tant m’a parfois aidé, c’est aussi, je crois, parce que j’ai bien fait mon travail. Je l’aurais mal fait que Pasqua ou un autre Corse m’auraient trouvé une autre affectation, sans état d’âme. Tout au plus m’auraient-ils raccompagné jusqu’à la porte en me serrant la main et en me disant adieu, en corse bien entendu.

Quant à la franc-maçonnerie, elle véhicule plus d’élucubrations encore… « Êtes-vous vraiment franc-maçon ? De quelle obédience ? La franc-maçonnerie vous a-t-elle servi pour faire carrière ? En êtes-vous toujours membre ? » Ces questions, je les entends bien souvent et je n’y réponds jamais. Elles me semblent parfois inquisitrices et accusatrices, alors que les choses sont si simples… Je suis entré à la Grande Loge de France à 21 ans, j’ai « travaillé » dans le silence la première année, puis j’ai été admis à prendre la parole et j’en ai usé avec modération. Mais ma loge disparut, faute d’effectifs, et des relations me dirigèrent vers une autre loge.

Ma surprise fut grande lorsque l’on me demanda d’assumer des fonctions de secrétaire de la loge, puis de second surveillant, plus tard de premier surveillant et enfin de Vénérable, fonction que j’ai occupée durant trois ans. Cela m’apporta une charge de travail supplémentaire, mais ma joie ne fut pas démentie. Le Suprême Conseil de France me demanda ensuite d’étudier plusieurs thèmes philosophiques que je présentai sous forme de travaux dans le cadre d’augmentation de grade dans des ateliers supérieurs. C’est ainsi que je fus finalement élevé au trente-troisième degré de la juridiction. Je tiens à souligner que ce grade, le plus élevé mais que je suis loin d’être le seul à porter, ne signifie aucune suprématie à l’égard des autres frères, ni de qui que ce soit.

Mon appartenance à la franc-maçonnerie ne m’a en fait valu ni avancement ni ralentissement dans ma carrière. On progresse dans la vie professionnelle parce que l’autorité dont on dépend vous en juge digne. Ceux qui croient, en entrant dans une obédience, trouver un avantage matériel ou de carrière font fausse route : ils démissionnent rapidement ou évoluent positivement dans leur comportement. On évolue dans la voie de la connaissance de la maçonnerie en menant une réflexion. Mais mon engagement m’a été utile sur un point précis : il m’a incité à toujours demeurer fidèle à l’idéal d’humanisme illustré par notre devise républicaine : « Liberté, Égalité, Fraternité ».

 

Robert Pandraud, nommé ministre délégué à la Sécurité en 1986, occupant encore son bureau de directeur de cabinet du maire de Paris, me demanda de venir le voir sans délai. Je me trouvais aux services techniques de la PP, en réunion avec mes chefs de service, quand Pandraud m’appela.

— Je suis convoqué par le ministre, dis-je en quittant mes collaborateurs.

Je saurai par la suite qu’une partie d’entre eux me croyait « viré » alors que l’autre partie pensait que j’allais bénéficier d’un avancement…

Je suis arrivé dans une antichambre, où une quinzaine de personnes attendaient d’être reçues. L’huissier me fit néanmoins entrer immédiatement. Je ne fis pas patienter trop longtemps les autres visiteurs : notre entretien dura en tout et pour tout une minute et demie !

— Philippe, voulez-vous être le directeur adjoint de mon cabinet ?

— Banco !

— En liaison avec le cabinet de Charles Pasqua et le secrétaire général du gouvernement, vous traiterez tout ce qui relève de la transmission des pouvoirs.

Pas un mot de plus. Robert Pandraud se leva et, avec une série de grognements qui exprimaient sa satisfaction, me serra la main vigoureusement et me laissa repartir.

La transmission des pouvoirs… Grande cérémonie médiatique et républicaine. Quand un gouvernement succède à un autre gouvernement, certains ministres restent en place, d’autres s’en vont. Mais en période d’alternance, tout le gouvernement bouge. Pour le partant, au ministère de l’Intérieur, la transmission des pouvoirs consiste alors à se tenir sur le perron de la cour de la place Beauvau aux sons du clairon, à serrer la main de son successeur, puis à l’accompagner jusqu’aux marches qui conduisent aux pièces de réception. Il s’agit d’abord d’une scène photographique ! Ensuite, à l’intérieur des bureaux, se tient un échange confidentiel entre les deux ministres. Je fus chargé de préparer des dossiers pour cet échange. Mon rôle était simple : m’assurer que tout allait bien se passer, sur le plan de l’organisation.

Immédiatement après, c’est la ruée des arrivants sur les bureaux, c’est à celui qui se trouvera la plus belle vue sur la cour d’honneur ou sur le parc… Cette course au plus beau bureau me fit sourire. J’avais tendance à croire que le travail d’un membre du cabinet consistait à occuper un bureau avec un téléphone interministériel et une secrétaire efficace, certes, mais tout de même pas à se préoccuper à ce point du paysage que l’on aura sous les yeux !

 

Robert Pandraud fut l’un des « grands » que j’ai eu la chance de connaître. Son intelligence était si vive que les phrases se télescopaient dans son esprit avant même qu’il ait pu les prononcer, avec son accent sympathique de la Loire et sa malice toute paysanne. Sa connaissance profonde de la police était unique, et je lui dois beaucoup, il m’a appris tant de choses ! Je le revois encore dans son vaste bureau, assis de toute sa masse sur son fauteuil, l’œil vif, la main dans le tiroir central de sa table de travail, grattant furieusement le bois et les trombones en vrac « pour éviter de fumer », avouait-il.

Le lendemain de notre première entrevue, je me retrouvais à son cabinet, place Beauvau. Le ministre m’attribua un petit bureau tout en longueur situé dans un endroit stratégique : entre ceux des deux ministres et des permanents du cabinet. L’emplacement de cette pièce n’avait pas échappé à un membre du futur cabinet, qui y avait d’emblée posé sa tasse de café et un bloc à son nom… Peine perdue.

Pandraud et Pasqua me chargèrent de suivre l’opérationnel et estimèrent bientôt que je devais, parallèlement à ma fonction de directeur adjoint du cabinet, assumer celle de directeur central des Renseignements généraux. Je ne pouvais refuser ces responsabilités, mais je leur dis en souriant :

— Prévoyez à toutes fins utiles un Samu à proximité, pour une évacuation sanitaire en cas de besoin !

De fait, il apparut rapidement que deux postes constituaient une telle masse de travail que je ne pouvais assumer complètement, et sans risque d’erreur, la mission prioritaire qui m’avait été confiée au cabinet : lutte contre le terrorisme et arrestation des tueurs d’Action directe. Le combat contre la violence meurtrière d’extrême gauche n’était pas terminé.

— Que choisissez-vous ? m’a demandé Pasqua. La direction centrale des Renseignements généraux ou mon cabinet ?

— Je reste à la disposition des deux ministres et je ferai mon travail autant que je le pourrai, dis-je. Mais il me faut un point fixe, et ce point fixe, j’aimerais que ce soit la direction centrale des RG.

Nommé donc directeur central des RG, je suis monté prendre mes fonctions et j’ai été salué par tout le staff d’une manière très appuyée. Je suis allé serrer les mains des collaborateurs, de bureau en bureau. Jusqu’à ce que j’arrive dans une pièce encombrée de caisses disparates.

— Qu’est-ce que c’est, toutes ces caisses en carton ?

— C’est le résultat du travail du groupe des enquêtes réservées.

J’ai fait appeler deux plantons pour transporter immédiatement ces éléments dans mon bureau, à la surprise de tous. J’ai pris le temps de voir ce que contenaient ces fameuses caisses, puis je me suis demandé ce que j’allais en faire. Réveiller des contentieux ? Tout cela relevait de petites curiosités à confirmer ou à contredire. J’ai tout envoyé à l’incinérateur et l’ai fait savoir.

— Je ne viens pas ici pour allumer des guerres, ai-je répété. Je viens faire mon métier, essentiellement arrêter les terroristes.

Du point de vue du personnel, le geste a été très bien ressenti.

 

C’est à l’occasion de mon affectation à la direction centrale des RG que je connus, mieux encore, Yves Bertrand, qui avait travaillé avec nous, alors que j’étais à la PP, sur les événements de Mai 68.

En 1986, le ministre délégué à la Sécurité, Robert Pandraud, insistait auprès de moi pour que soit réalisé un allègement des effectifs de la direction centrale des Renseignements généraux. Nous savons combien ces opérations, en apparence simples, sont infiniment délicates ! Des grondements se faisaient entendre dans les services, en province notamment. Et pourtant aucun compte rendu ne m’en était fait… Seul Yves Bertrand entra en coup de vent dans mon bureau et m’annonça :

— Philippe, Marseille lève le pied demain…

Bertrand avait eu l’information et me l’apportait immédiatement : la grève aux RG ! C’était inattendu ! Je lui demandai de s’asseoir et de prendre note d’un télégramme que je lui dictai et qui devait partir « en immédiat » : l’opération de réaffectation – ou de dégraissage, comme on l’appelle maintenant – était suspendue.

Le lendemain j’étais à Marseille. J’ai organisé une rencontre avec l’ensemble des personnels pour apporter des apaisements sur une décision sans doute utile, mais inopportune sur le plan du management. Yves Bertrand a fait preuve, à mon égard, d’une loyauté dont je lui ai toujours été redevable, et je constate qu’il a été aux RG un fonctionnaire de valeur exceptionnelle.

 

Dans mon activité aux RG, j’ai mieux connu aussi Charles Pasqua, qui suivait de près la lutte contre les terrorismes. J’ai trouvé en lui un homme chaleureux, fidèle à sa parole, soutenant ses hommes dans les moments difficiles. Jacques Chirac était Premier ministre, vint le moment où il ne le fut plus. Charles Pasqua était ministre de l’Intérieur du gouvernement Chirac, il le demeura sous Balladur. J’étais aux ordres de la République, je servais celui qui commandait et me commandait.

Une alliance s’est constituée d’une façon un peu informelle, mais réelle, entre Balladur et Pasqua. Il n’est pas interdit de penser que Balladur voulait ramener Pasqua à lui, de manière à garder dans ses filets un homme de force, un grand organisateur, dans l’hypothèse où il aurait été candidat contre Chirac.

Pour l’heure, j’étais chargé de traquer les tueurs d’Action directe. Si, comme on l’a vu, la Nouvelle résistance populaire s’était dissoute pour ne pas verser dans la lutte armée, d’autres groupuscules avaient pris le relais. En 1974, les Groupes d’action révolutionnaires internationalistes, les « GARI », avaient enlevé Ángel Baltasar Suárez, directeur de la banque de Bilbao à Paris, et la même année la Brigade internationale Raul Sendi avait exécuté le colonel Trabal, attaché militaire uruguayen. Avec les Noyaux armés pour l’autonomie populaire, les « NAPAP », apparut bientôt en France la notion « d’autonomie offensive », mouvements formés de groupes en affrontement constant avec la police.

Au cours des années 1977 et 1978, les GARI, mais aussi les NAPAP et les Autonomes avaient mené des opérations de sabotage et des attentats dans l’est du pays et la région toulousaine, et de cette mouvance avait émergé un groupe de militants résolus à mener une action de guérilla, pour certains issus de la mouvance anarchiste comme Jean-Marc Rouillan, pour d’autres issus des NAPAP comme André Olivier.

Au cours de l’année 1980, le groupe terroriste avait signé plusieurs attentats, mais des dissensions étaient apparues en son sein : une frange internationaliste tentait de réaliser autour de Rouillan une osmose avec les autres structures de l’ultragauche européenne alors qu’une branche dite « nationale » ou « lyonnaise » se repliait sur elle-même sous l’égide d’André Olivier. Cette situation à la fois confuse et violente fut le terreau sur lequel se développèrent de nombreuses actions criminelles.

Le 25 janvier 1985, le général Audran était assassiné par un commando d’Action directe. Quelques mois plus tard, l’attentat contre le général Blandin, contrôleur général des armées, échoua. En 1986, un commando pénétrait à l’intérieur du siège d’Interpol, à Lyon, mitraillait les différents bureaux et déposait plusieurs dizaines de kilos d’explosifs. Le 17 novembre 1986, Georges Besse, président de la régie Renault, était assassiné devant son domicile parisien. Il fallait d’urgence stopper cette folie meurtrière.

 

Pour mener la mission qui m’est assignée, j’abandonne le couloir du ministre, au rez-de-chaussée, pour me retrouver au troisième étage, dans le bureau du directeur central des RG, espace meublé en style Empire, ce qui n’est évidemment pas pour me déplaire ; même républicains, les Corses restent toujours sensibles à la légende napoléonienne !

Le gouvernement est alors politiquement attaqué : on lui reproche de ne pas avoir encore arrêté les assassins du général Audran et de Georges Besse. Et la situation est d’autant plus grave que des informations de sources diverses laissent entendre qu’Action directe pourrait procéder à d’autres « exécutions ».

En fait, le noyau dur d’Action directe, les assassins, se réduit à quatre individus parfaitement identifiés. Deux hommes : Jean-Marc Rouillan et Georges Cipriani. Deux femmes : Joëlle Aubron et Nathalie Ménigon. D’innombrables vérifications, filatures et surveillances ont été conduites par l’ensemble des services de police et de gendarmerie, mais le quatuor infernal court toujours.

La prime d’un million de francs (150 000 euros), promise à celui qui fournirait le renseignement permettant l’arrestation des terroristes, est un élément décisif pour des foules de marginaux, un peu trop peut-être… Nous perdons un temps précieux à vérifier des renseignements qui se révèlent rapidement sans fondement et consomment un potentiel considérable d’» heures fonctionnaires ».

 

Souvent, après avoir tenu ma réunion du matin avec mes proches collaborateurs, je vais faire un tour dans les services. Ce jeudi 19 février 1987, j’entre ainsi dans le bureau de Claude Bardon, sous-directeur de la recherche. Il tient une réunion avec ses principaux collaborateurs, notamment ceux de la division de surveillance et du traitement des informateurs. Devant eux se trouvent étalées une quinzaine de photos…

— Vous êtes sur quoi ?

— C’est un tuyau qui nous est arrivé…

Il me soumet une photo où l’on distingue une sorte de ferme et une silhouette.

— Il y aurait Rouillan là-dedans.

— Alors, il aurait grossi. À mon avis, on court le risque que ce ne soit pas lui.

— On a examiné le tragus et l’antitragus, ça ne semble pas correspondre à ce que l’on sait de Rouillan.

Le tragus et l’antitragus ! Ces bouts de cartilage, situés de part et d’autre du creux de l’oreille, constituent une méthode de reconnaissance des individus héritée de la fin du XIXe siècle. Fort heureusement, nous ne fondons pas tous nos espoirs sur cette méthode approximative. Et si cette photographie représentait bien Jean-Marc Rouillan ? Et si c’était bien les quatre assassins qui louaient pour 4 000 francs par mois une ferme au lieu-dit « Le Pont du Dieu », près de Fay-aux-Loges, à trois kilomètres de Vitry-aux-Loges, dans le Loiret ? Après avoir écouté chacun, je décide de mettre tous les moyens sur ce renseignement qui est peut-être le bon. De toute façon, nous n’en possédons pas d’autres…

La « planque » effectuée par les Renseignements généraux commence de manière effective quelques heures plus tard. Un froid très vif sévit dans le Loiret et nos collaborateurs, pourtant équipés de vêtements adaptés, souffrent de la rigueur climatique. Les points de surveillance sont répartis autour de la ferme de Vitry-aux-Loges et les relèves se font à intervalles longs, de manière à ne pas créer trop de mouvements. C’est à partir d’hôtels de la région que partent les surveillances et que se font les relèves et les repos. À ceux qui s’étonnent de ce va-et-vient d’hommes parfois armés, nous répondons qu’une partie de chasse se prépare. Les aubergistes ne cherchent pas à en savoir davantage, d’autant qu’ils sont payés rubis sur l’ongle. Les heures passent, les hommes ont de plus en plus froid.

Le lendemain, vendredi après-midi, Claude Bardon me confie :

— Ils ne tiendront pas au-delà de samedi. Il faudra les faire rentrer.

Après avoir consulté les hommes sur place et avoir acquis la certitude qu’ils sont gonflés à bloc, il est décidé de tenir jusqu’à 18 heures le samedi. Promesse est faite que le service sera alors levé, quelle que soit l’issue de la planque.

Les premières observations ont établi une chose certaine : quatre personnes vivent dans la ferme. Au cours de la nuit, une approche discrète au moyen de dispositifs de vision nocturne permet d’acquérir la quasi-certitude qu’il s’agit bien des personnes recherchées. Le commissaire divisionnaire Philippe Swiners-Gibaud se trouve sur le terrain en liaison téléphonique directe avec moi et son sous-directeur. Le samedi après-midi, il m’appelle.

— Monsieur le directeur, me dit-il d’une voix émue, ils sont là. Je viens de voir Ménigon, elle est allée faire des courses. Elle a un caddy plein de saucisses. De quoi faire manger beaucoup de monde. Est-ce qu’on la « saute » ?

Dans le jargon de la police, il veut savoir si l’on procède immédiatement à l’arrestation.

— Écoutez-moi attentivement, dis-je. Quittez le village le plus rapidement possible, interrompez immédiatement tout trafic radio, dégagez la surveillance aux abords de la ferme. Ne conservez sur place qu’une « chandelle », c’est-à-dire un homme seul. Dans les minutes qui suivent, je demande l’intervention du Raid, l’unité d’élite de la police.

Certains pourraient estimer qu’il me fallait un sacré culot pour prendre la décision de laisser ainsi partir Nathalie Ménigon, que l’on tient à portée de main ! Mais la réussite totale de l’opération l’exigeait.

Charles Pasqua nous réunit, Pandraud, Bardon et moi, et, au récit que nous lui faisons, confirme :

— Il faut y aller fort et vite.

Il prend aussitôt les décisions suivantes : premièrement, contact immédiat avec Ange Mancini, chef du Raid ; deuxièmement, ordre d’action donné au Raid par le ministre de se préparer à interpeller « du lourd ».

— Pour y parvenir, me dit Pasqua, Mancini doit recueillir le maximum d’informations en prenant immédiatement contact avec Bardon et vous.

Je rentre à peine dans mon bureau quand le patron du Raid m’appelle. Je lui décris rapidement la situation et nous convenons qu’il se rendra au point de rendez-vous avant action, à Orléans, au poste RG du Loiret.

Alors que Mancini part avec Bardon en direction de Vitry-aux-Loges à bord de ma voiture, j’indique par téléphone au directeur régional des RG d’Orléans qu’un important exercice de défense civile vient d’être déclenché. Je lui demande de rejoindre le plus rapidement possible son bureau et d’y attendre mes instructions. En fait d’exercice de défense civile, il voit bientôt arriver Mancini, Bardon et une trentaine de membres du Raid qui achèvent de revêtir leur tenue noire dans ses locaux. Tout ce petit monde part pour Vitry-aux-Loges. Heureusement, la surveillance opérée par les Renseignements généraux nous a permis de relever quelques emplacements d’assaut. Après les avoir indiqués, les RG se retirent en deuxième rideau, laissant la place aux spécialistes du Raid. Chacun son métier.

À 20 h 55, le « top action » est lancé par Mancini et l’assaut donné d’une manière déterminée, précise, puissante. Les portes et fenêtres, attaquées à la masse, s’effondrent et les hommes en noir prennent possession de la maison dans des hurlements qui saisissent d’effroi les quatre individus recherchés. L’un des membres d’Action directe tente tout de même de se saisir d’un pistolet chargé posé sur une marche de l’escalier, mais son mouvement est brutalement arrêté par une rafale de pistolet-mitrailleur qui hache littéralement le sol devant ses pieds. Il reste immobile.

Immédiatement après l’assaut, Bardon m’appelle :

— Carré d’as ! On les a tous les quatre !

J’appelle aussitôt Charles Pasqua sur ma ligne directe pour lui livrer l’information :

— Monsieur le ministre, carré d’as !

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là, carré d’as ?

— Rouillan, Cipriani, Aubron et Ménigon sont arrêtés. Tous les fonctionnaires sont sains et saufs.

— Descendez ! lance Pasqua de sa voix énergique.

Quelques secondes plus tard, je suis dans son bureau, Robert Pandraud l’a déjà rejoint. Pasqua se penche vers le téléphone intérieur et lance joyeusement à son maître d’hôtel :

— Du champagne et du meilleur, Laurent Perrier Grand Siècle !

 

Les terroristes, manifestement stupéfaits et soulagés d’avoir été épargnés par la police, furent ensuite dirigés sous bonne garde vers des locaux sûrs à Orléans. Seul Rouillan était maintenu sur place pour assister à la perquisition menée par le service régional de police judiciaire.

L’arsenal accumulé était impressionnant : un lot de Titanite, explosif volé quelques années auparavant près de Pontarlier-sur-Saône, une centaine de détonateurs Davey Bickford, 400 mètres de cordeau détonant, trois Colt 45, deux Smith & Wesson, un 38 Spécial, un 357 Magnum, un pistolet automatique, un vieux pistolet-mitrailleur Sten et un fusil d’assaut de calibre 5,62, sans compter des minuteries et un manuel technique pour apprendre à piéger un véhicule par explosif. Faut-il préciser que la balistique établit vite que certaines de ces armes avaient été utilisées pour assassiner le général Audran et Georges Besse ?

Les documents trouvés dans la ferme révélèrent que le groupe n’avait aucune intention de couler une douce retraite : la terreur qu’ils envisageaient de répandre dépassait l’imaginable. Des cassettes vidéos prouvaient la capacité de nuisance du quatuor, à travers de nombreux films sur la vie privée ou professionnelle des futures victimes. Le principe était toujours le même : un membre du groupe plaçait une caméra devant l’habitation ou le lieu de travail de la personnalité visée, la caméra tournait pendant deux heures, puis un autre membre venait récupérer le matériel pour le remettre à Rouillan qui en faisait la synthèse. Un vrai travail d’expert ! Sur des cahiers d’écoliers, les itinéraires des cibles potentielles étaient fléchés, les sens interdits mentionnés en cas de repli soudain… Sans compter les photographies prises au téléobjectif, présentant les personnalités visées sous tous les angles, dans une quête obsédante de l’image de leurs proies.

Les intérêts portés à l’actualité par les quatre criminels semblaient pourtant un peu brouillons : leurs dossiers allaient des privatisations aux sommets européens en passant par une chemise « Chirac » contenant les noms, adresses et photographies de dix collaborateurs, conseillers ou proches du Premier ministre. Mais Chirac n’était pas seul dans leur collimateur : un dossier « Quilès » contenait l’organigramme complet du cabinet de l’ancien ministre de la Défense avec les noms, adresses et photographies des chefs d’état-major des armées de l’air, de terre et de mer. Enfin, dans un carton fourre-tout étaient consignés l’adresse de nombreux policiers de la brigade criminelle, un carnet bleu comportant quelques notes sur Robert Pandraud et une documentation sur la Force d’action rapide de l’armée. Enfin, dans une boîte à biscuits était déposé un timbre de délégation de signature du préfet de police. Ailleurs encore, de fausses cartes d’identité permettaient à Joëlle Aubron de se faire passer pour une styliste belge du nom de Pascale Debouckers, à Georges Cipriani de se présenter comme Michel Mercier, ingénieur commercial de son état. Quant à Nathalie Ménigon, elle changeait allègrement d’identité : Pascale Laure, Nadine Paguay ou Ghislaine Rodin. Dans cet inventaire à la Prévert, on pourrait ajouter encore des fiches vierges d’état civil, une carte du ministère des Relations extérieures et les photocopies d’une thèse en chimie concernant les substances explosives et les mélanges incendiaires, sans oublier le fin du fin : un poème signé Rouillan et Ménigon !

On notait surtout, parmi les éléments d’information à exploiter immédiatement, le repérage d’une cible qui devait enclencher ce que les gens d’Action directe appelaient « le début de la troisième offensive ». La première personnalité visée par cette nouvelle offensive – en fait, une série d’attentats – était un responsable du Commissariat à l’énergie atomique. Les terroristes avaient effectué plusieurs observations sur ses habitudes de vie, les plus récentes remontant à un peu plus de quinze jours seulement. Son enlèvement et son enfermement dans une « prison du peuple », en cours d’aménagement dans la ferme, étaient planifiés pour la semaine suivante… Par ailleurs, « la troisième offensive » avait programmé sans délai l’assassinat du président-directeur général d’une société d’armement de Valenton.

L’arrestation de la bande des quatre cachée dans sa ferme du Loiret mit un terme à l’action criminelle d’Action directe[1]. Cette victoire sur une mouvance ouvertement criminelle fut considérée, à juste raison, par l’ensemble de la classe politique et par les Français comme un authentique succès contre le terrorisme d’extrême gauche et une marque d’efficacité de la Police nationale.